Israël-Iran: la guerre nucléaire est-elle pour demain?
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Après avoir interviewé des dizaines de responsables israéliens, arabes et américains, Goldberg estime qu’il y a «plus d’une chance sur deux» pour qu’Israël bombarde l’Iran d’ici juillet 2011: selon ce scénario, une centaine d’avions de chasse F-15E, F-16I, et F-16C attaqueraient les usines d’enrichissement d’uranium de Natanz et de Qom, le centre de recherche nucléaire d’Ispahan, voire peut-être le réacteur de Boushehr – entre autres sites.
Il dresse une liste complète des risques et des possibles catastrophes qui pourraient en résulter: violentes représailles du Hezbollah, sinon de l’Iran lui-même; déclenchement d’une guerre régionale; choc pétrolier aux conséquences catastrophique; rupture des relations américano-israéliennes; vague mondiale d’attentats antisémites. Dernière conséquence possible (mais ce n’est pas la moindre, et c’est la plus probable): raffermissement du pouvoir des mollahs à Téhéran.
A l’inverse, le fait de laisser l’Iran constituer un petit arsenal nucléaire ne serait bien évidemment pas sans risques. Je ne pense pas (à l’inverse des Israéliens, ce qui est parfaitement compréhensible) que les mollahs bombarderaient Jérusalem dès lors qu’ils disposaient de l’arme nucléaire: les Israéliens possèdent une centaine d’ogives, et leur contre-attaque serait en mesure de raser l’ensemble de l’Iran. (Les mollahs ont beau financer les auteurs d’attentats-suicide, ils ne sont pas suicidaires pour autant.)
Un Iran doté de l’arme nucléaire pourrait toutefois servir de couverture (de «paravent nucléaire», pourrait-on dire) au Hezbollah et à d’autres groupes alliés, qui pourraient en profiter pour se montrer plus agressifs. L’arsenal iranien pourrait convaincre les petits pays de la région de rallier sa cause (et les dissuaderait à coup sûr d’aller contre les intérêts de Téhéran), et saperait sans doute la crédibilité de la politique étrangère américaine (si les Etats-Unis refusent d’agir pour interrompre l’élaboration de la bombe iranienne, certains pourraient douter qu’ils interviennent pour empêcher Téhéran de l’utiliser). Ce qui inciterait les autres pays de la région à constituer leurs propres arsenaux, et déclencherait par là même une nouvelle course à l’armement nucléaire.
Certains théoriciens de la dissuasion nucléaire estiment qu’une course à l’armement peut avoir des effets positifs. Leur argument: si plusieurs pays d’une même région obtiennent la bombe, ils seront non seulement moins enclins à déclencher une guerre nucléaire, mais aussi à se lancer dans une guerre conventionnelle, de peur que le conflit ne dégénère. A les en croire, c’est en grande partie pour cette raison qu’il n’y a pas eu de guerre entre l’Inde et le Pakistan, entre la Russie et la Chine, ou (du temps de la Guerre froide) entre les pays de l’OTAN et ceux du Pacte de Varsovie.
Une théorie intéressante, mais qui oublie trois choses.
D’une, ces trois duels géopolitiques ont bien failli, à diverses reprises, se transformer en guerre nucléaire – et dans certains cas, c’est autant à la chance qu’à la doctrine de la «destruction mutuelle assurée» qu’ils ont dû leur salut.
De deux, les arsenaux de l’ensemble de ces pays ont été équipés de permissive action links [dispositifs de sécurité et d’armement] et d’autres systèmes de sécurité (parfois avec l’aide des Etats-Unis), qui limitaient les risques de voir un déséquilibré ordonner le lancement d’un missile sans autorisation. Dans le cadre d’une course à l’armement, les pays du Moyen-Orient pourraient faire l’impasse sur ce type de dispositifs.
Enfin, l’Iran et Israël sont géographiquement très proches l’un de l’autre, si bien qu’en cas d’attaque, les deux pays disposeraient d’un «temps d’alerte» pratiquement nul. Si une grave crise diplomatique devait survenir, l’un des deux camps pourrait choisir de lancer une attaque préventive pour devancer l’adversaire. (C’est ce que les théoriciens de la dissuasion appellent l’«instabilité de crise».) Même si aucun des deux camps ne désire attaquer, les circonstances pourraient leur donner l’impression qu’ils n’ont pas d’autre choix.
Les Israéliens ont donc raison de ne pas prendre à la légère la perspective d’une bombe nucléaire iranienne; c’est une «question existentielle», au sens le plus strict du terme. En Israël, la phrase «plus jamais ça» est bien plus qu’un slogan, et les diatribes antisémites de Mahmoud Ahmadinejad doivent donc être prises très au sérieux (à ce sujet, Goldberg fait remarquer que les principaux mollahs d’Iran approuvent totalement les propos du président iranien).
Voici donc le véritable enjeu: que peut-on faire, et que doit-on faire, pour empêcher la création d’une bombe atomique iranienne?
Que peut-on faire? Interrogés par Goldberg, plusieurs responsables israéliens ont affirmé qu’il serait difficile d’organiser une attaque préventive: il leur faudrait au préalable le feu vert (confidentiel) de l’Arabie Saoudite, et peut-être celui d’autres pays arabes (ne serait-ce que pour obtenir l’autorisation du survol de leur territoire). Ils pensent néanmoins qu’il serait possible de mener à bien un assaut aérien, visant non pas l’ensemble du complexe nucléaire iranien, mais des installations sans lesquelles il ne pourrait plus fonctionner.
Goldberg ne le dit pas, mais depuis près de dix ans, l’armée de l’air israélienne équipe ses F-15 et ses F-16 (achetés aux Etats-Unis) de réservoirs externes, ce qui leur permettrait d’atteindre l’Iran et de revenir à la base sans avoir à se réapprovisionner en carburant.
Quelques responsables israéliens ont néanmoins dit à Goldberg qu’ils préfèreraient que les Etats-Unis se chargent de l’attaque, pour des raisons politiques autant que militaires. A Washington, certains craignent qu’Israël ne lance un assaut en caressant l’espoir d’amener ainsi les Etats-Unis à lui venir en aide (en partant du principe que l’Amérique voudrait s’assurer du succès de l’opération dès lors qu’il serait trop tard pour l’annuler). Certains Israéliens voudraient qu’Obama fasse preuve d’une plus grande fermeté; qu’il déclare haut et fort qu’il attaquera bel et bien l’Iran si son gouvernement ne renonce pas à sa volonté d’élaborer des armes nucléaires. Ils font valoir qu’Israël pourrait cesser d’avoir recours à ses menaces de mesures unilatérales si l’engagement américain se faisait plus crédible – ce qui pourrait amener l’Iran à abandonner son programme nucléaire. Le hic, c’est que si son avertissement solennel n’impressionne pas les Iraniens, Obama sera peu ou prou forcé de mettre ses menaces à exécution.
Ce qui nous amène au deuxième volet de notre question: que doit-on faire? Certains responsables israéliens (et la plupart des responsables américains) pensent qu’une attaque aérienne serait pour le moins prématurée, et constituerait certainement une énorme erreur. Pour l’heure, c’est loin d’être la seule option.
Tout d’abord, les plus pessimistes des prévisions du renseignement – y compris celles qui ont été citées par le secrétaire à la Défense Robert Gates – estiment que les Iraniens pourraient disposer de la bombe d’ici un à trois ans. Il n’y a donc pas d’urgence. (Par ailleurs, cette estimation a déjà été citée ces dernières années, mais elle n’a jamais été confirmée.)
Ensuite, certains signes laissent penser que les sanctions prises contre l’Iran par les Nations unies – et, à plus forte raison, les sanctions encore plus strictes imposées par l’administration Obama et l’Union européenne – commencent à faire de l’effet. Reste à savoir quel effet, et en quoi la chose pourrait gêner – ou alimenter l’opposition interne envers – le programme nucléaire. Suzanne Maloney, spécialiste de l’économie iranienne à la Brookings Institution, affirme que les sanctions exacerbent un «schisme de grande envergure» opposant les mollahs aux conservateurs plus traditionnels; mais elle n’y voit, elle aussi, qu’un phénomène se développant sur le «long terme». L’impact des sanctions étant beaucoup plus incertain sur le court terme, elles ne nous seront sans doute pas d’une grande aide pour résoudre le problème de l’armement nucléaire.
L’intensification des pressions explique peut-être le fait que le gouvernement iranien ait offert de remettre sur la table des négociations la question de l’uranium, qui pourrait être enrichi dans un pays étranger, et lui être réexpédié sous une forme qui ne puisse être utilisé à des fins militaires. Pour l’heure, cependant, cette «concession» n’est qu’une redite de l’accord passé en juin dernier avec la Turquie et le Brésil – ce qui, au final, n’a donc rien d’une concession. Mais au fur et à mesure que les sanctions affecteront l’Iran (au niveau des investissements en capital, du raffinage du pétrole et des transactions financières journalières), les offres de Téhéran se feront peut-être plus sérieuses.
Enfin, les Israéliens sont loin d’avoir fait le tour des mesures susceptibles d’apaiser ces tensions diplomatiques (si toutefois ils souhaitent les apaiser, ce qui n’est pas dit). Dans un billet de blog consacré à l’article de Goldberg, Steve Clemons, de la New American Foundation, y va de sa propre suggestion: Israël pourrait, selon lui, entamer de réelles négociations diplomatiques avec les Palestiniens.
Bien évidemment, le fait qu’Israël se réconcilie avec Gaza et la Cisjordanie n’arrêteraient pas les centrifugeuses iraniennes, et n’amènerait pas les activistes musulmans du monde entier à déposer les armes (en bon réaliste, Clemons en est très certainement conscient). Mais si Israël acceptait de geler la colonisation et de faire un réel effort de paix, il pourrait parvenir à «découpler» les problèmes iraniens et palestiniens (l’Iran et ses alliés ont toujours essayé de lier leur cause à celle des Palestiniens, et la politique de colonisation israélienne n’a fait qu’apporter de l’eau à leur moulin).
De telles mesures pourraient également rassurer l’Arabie saoudite et d’autres pays arabes (qui éprouvent presque autant de crainte et de méfiance qu’Israël à l’endroit de l’Iran) et les inciter à se joindre à la campagne de pression diplomatique contre Téhéran. Elles pourraient peut-être même les amener à apporter leur aide – officieuse – à l’armée israélienne si la confrontation directe devenait inévitable.
Certains pourraient juger cette idée excentrique, mais ce serait oublier les évènements de juillet 2006. Au Liban du sud, des miliciens du Hezbollah franchissent la frontière, tuent trois soldats israéliens et en enlèvent deux autres. Israël réplique par des tirs de roquettes et d’artillerie. La Ligue arabe fait alors savoir qu’elle condamne l’action du Hezbollah et soutien le droit à l’autodéfense d’Israël. Des spécialistes américains estiment que cette prise de position pourrait marquer un tournant stratégique d’importance; ils tentent de convaincre George W. Bush de saisir cette chance d’apaiser les tensions en servant d’intermédiaire – la fameuse «diplomatie de la navette». Bush refuse; les Israéliens intensifient leurs frappes; leurs représailles se font disproportionnées; et la Ligue arabe leur retire son soutien.
Goldberg doute cependant que le premier ministre Benjamin Netanyahou opte pour une stratégie de ce type, et l’analyse qu’il livre des possibles raisons de ce refus compte parmi les révélations les plus inquiétantes de l’article. La clé du problème est, selon lui, le père du premier ministre, Benzion Netanyahou, aujourd’hui âgé de cent ans; il fut l’ancien secrétaire particulier de Vladimir Jabotinsky, fondateur de l’aile radicale du sionisme, et il demeure farouchement opposé à toute concession territoriale. Interrogé par Goldberg, un ami du premier ministre a résumé la situation en ces termes: «Benzion ne quitte jamais complètement les pensées de Bibi. Il ne veut pas que son père le voit comme un homme faible.» Un autre a confié au journaliste qu’aussi longtemps que Benzion vivrait, «Bibi ne pourrait envisager un autre retrait» de Cisjordanie: «il ne pourrait plus regarder son père en face.»
Une révélation proprement fracassante: en 2010 comme au temps des tragédies grecques, le destin de la région la plus instable de l’histoire n’est pas guidé par l’intérêt rationnel des Etats ou par la realpolitik, non: il est entre les mains de fils obsédés par le regard du père – hier, les Bush; aujourd’hui, les Netanyahou.
Goldberg écrit une chose particulièrement vraie: Obama pourrait être bientôt confronté à une situation décisive qui marquera sa présidence, une situation comparable à la crise des missiles de Cuba, en plus complexe: John Fitzgerald Kennedy n’avait qu’un seul interlocuteur, Nikita Khrouchtchev. Obama serait, lui, dans l’obligation de menacer, de parlementer et de négocier avec les Iraniens (qui sont beaucoup plus imprévisibles), les Israéliens, et une ribambelle d’acteurs régionaux.
En octobre 1962, Kennedy et ses conseillers avaient pu élaborer une solution treize jours durant, la plupart du temps lors de réunions dont l’existence même était tenue secrète; et leur délibérations n’ont été rendues publiques qu’un quart de siècle plus tard (avec la parution des enregistrements de Kennedy à la Maison Blanche).
Obama et son équipe n’auront pas cette chance. Il leur faudra peut-être prendre des décisions – et engager des négociations – capitales dans la plus grande urgence. Il n’est donc pas trop tôt pour s’interroger sur la crise actuelle, sur l’issue qu’ils souhaitent lui donner, et sur les sacrifices qu’ils sont prêts à consentir pour y parvenir.