Hébron et la haine des origines,
"Ce serait une erreur terrible de ne pas repeupler Hébron, voisine et sœur aînée de Jérusalem, et de ne pas y faire venir le plus grand nombre possible de Juifs". Qui a dit
cela ? Le rabbin Levinger ? Ou peut-être Daniella Weiss ? Ni l'un ni l'autre : il s'agit de David Ben Gourion, comme le rappellait récemment le journaliste Nadav Shragai
dans les colonnes d'Haaretz ¹. En lisant cette déclaration de l'ancien Premier Ministre, juif laïque par excellence, mais dont la Bible était le livre de chevet, on mesure
combien le consensus sioniste autour d'Eretz Israël s'est effrité avec le temps et combien se sont répandues l'ignorance, l'indifférence et la détestation, parmi les élites intellectuelles,
politiques et médiatiques israéliennes, à l'égard de la ville qui fut la première capitale du Royaume de David. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Au-delà de ses aspects juridiques et politiques, l'affaire du "Bayit ha-Shalom" (la "Maison de la Paix") de Hébron est révélatrice d'une dimension fondamentale, et souvent méconnue, du conflit interne qui divise le peuple juif et l'Etat d'Israël. Pour comprendre la décision du ministre de la Défense, Ehoud Barak, prise avec l'aval de la cour suprême, d'ordonner l'expulsion violente des familles juives vivant pacifiquement dans cette maison – achetée au prix fort et située en un endroit stratégique (sur la route qui relie la ville juive de Kyriat Arba et le Caveau des Patriarches) – il faut la replacer dans le cadre de ce qui constitue le cœur même du "Kulturkampf" israélien, qui ressemble de plus en plus, ces dernières années, à une guerre entre Juifs : la haine des origines.
Hébron au cœur du Kulturkampf israélien
Israël est un tout petit pays, dont la largeur ne dépasse pas 80 km. Mais les distances qui séparent certains lieux sont incommensurablement plus grandes que celles mesurées sur une carte. Et la distance entre Hébron et Tel-Aviv est encore beaucoup plus grande que celle qui sépare Tel-Aviv et Jérusalem. Dans son chef d'œuvre publié en 1945, Tmol Shilshom ("Hier et avant-hier", traduit en français sous le titre "Le chien Balak"), l'écrivain israélien S. J. Agnon décrivait l'opposition entre Jérusalem, ville trimillénaire symbole de la Tradition et du "Vieux yishouv", et Tel-Aviv, ville nouvelle édifiée sur le sable par les pionniers du sionisme laïc. Cette opposition fondamentale s'est perpétuée jusqu'à nos jours, de même que les sentiments d'étrangeté, d'indifférence et d'hostilité d'une grande partie des élites sionistes et israéliennes envers la capitale du peuple Juif, qui se sont manifestés récemment encore lors des élections municipales. Mais dans le cas de Hébron, cette hostilité est bien plus marquée et prend des formes presque pathologiques, comme en attestent les récentes déclarations de plusieurs dirigeants israéliens, ou la manière dont les médias crient au "pogrome" (anti-arabe, bien entendu) chaque fois que des Juifs de Hébron ont une altercation avec leurs voisins arabes...
Cette haine de Hébron n'est pourtant pas propre aux dirigeants israéliens actuels, et elle transcende les clivages politiques traditionnels. Elle caractérise en fait l'attitude de certains Juifs qui refusent d'assumer leur vocation et qui voient dans la Cité des Patriarches une menace pour leur désir de ne pas être Juif, ou encore d'incarner un "Nouveau Juif", coupé de ses racines, de la Tradition et de l'héritage transmis par la chaîne des générations, qui remonte jusqu'aux Patriarches. Tout ce que Hébron symbolise, précisément... En effet, le conflit essentiel qui divise et déchire la société israélienne aujourd'hui n'est peut-être pas tant celui qui oppose Juifs et Arabes, ou Juifs de gauche et de droite, ou encore Juifs religieux et Juifs laïques... Il est plutôt celui qui oppose, pour reprendre la terminologie pertinente de J.C. Milner, les "Juifs d'affirmation" et les "Juifs de négation" ².
Le projet sioniste, on le sait, est traversé tout entier par une ambivalence fondamentale, présente dès l'origine du mouvement politique créé par Herzl (et l'attitude du "Visionnaire de l'Etat" a souvent été mal comprise, voire déformée à dessein à des fins idéologiques, comme l'a montré brillamment Georges Weisz ³), et qui se trouve jusqu'à aujourd'hui au cœur du débat politique et intellectuel. Cette ambivalence tient au fait que le sionisme politique se définit tantôt comme la continuation de l'histoire juive, et tantôt comme sa négation (négation de l'exil, du judaïsme diasporique, voire du judaïsme tout entier, comme chez le mouvement "cananéen").
C'est dans ce contexte que l'on doit examiner la récente affaire de Hébron, dont l'enjeu dépasse de loin, on s'en doute, celui de la propriété d'une maison. Cette affaire – je l'ai écrit avant son issue tragique, mais provisoire – est avant tout politique, malgré l'habillage "juridique" que veulent lui donner ceux qui prétendent toujours parler au nom du "Droit" (oubliant que les pires ennemis d'Israël, à toutes les époques, ont eux aussi invoqué le Droit pour justifier leurs crimes, et que la notion hébraïque du Droit, le "Tsedek", ne se confond jamais avec un instrument de l'arbitraire du pouvoir). Mais à un niveau encore plus profond, au-delà du politique, il s'agit d'une affaire d'identité, à la fois collective et individuelle. Ce n'est pas un hasard si les dirigeants du parti postsioniste Kadima – créé de toutes pièces par Ariel Sharon et Shimon Pérès sur les ruines du Likoud et du parti travailliste – avaient déjà, il y a quelques années, fait de la haine de Hébron un élément central de leur politique