Jérusalem et Tel-Aviv
Pour le rav Kook, le sionisme était un concept saint. Yeshayahou Leibowitz, au contraire,
pensait que l'Etat n'avait aucune valeur religieuse. L'auteur tranche en démontrant qu'il ne pourrait y avoir de Jérusalem pour inspirer la religion juive sans une Tel-Aviv laïque.

Zvi Yehouda Kook et Yeshayahou Leibowitz avaient de nombreux points communs.
Tous deux étaient des Juifs orthodoxes qui vivaient en Israël, attiraient des disciples fidèles, embrassaient des idéologies qui suscitaient la controverse. Mais leurs visions du judaïsme et
leurs conceptions d'un Etat juif moderne différaient totalement.
Le professeur Yeshayahou Leibowitz.
Photo: Jerusalem Post Archives/Isaac Friedman ,
Kook, le fils d'Abraham Isaac Kook - le grand théologien du sionisme religieux - a suivi les pas de son père et croyait que l'Etat moderne d'Israël suscitait
les prémisses de la Rédemption du peuple juif. D'après le jeune Kook, "le sionisme est un sujet céleste" et "l'Etat d'Israël une entité divine, notre Etat saint et exalté".
A la tête de la yeshiva Mercaz Harav jusqu'à sa mort en 1981, la rav Kook était le père spirituel du Goush Emounim, mouvement sioniste religieux qui
encourageait le peuplement de la Judée-Samarie, terres annexées pendant la guerre des Six-Jours. D'après lui, ces territoires ne devaient être rendus aux Arabes sous aucun prétexte pour ne
pas saboter les projets de Dieu pour sa nation.
Le sionisme, une notion sainte ?
Kook était aussi convaincu qu'Israël était un Etat saint que Leibowitz était inflexible sur l'idée contraire.
"L'Etat", écrivait ce dernier dans un essai de 1975 sur l'entité politique moderne d'Israël, "n'a aucune valeur religieuse."
Doyen de la chaire de chimie organique à l'Université hébraïque de Jérusalem, Leibowitz invoquait souvent la séparation de la religion et de l'Etat en Israël, et critiquait Israël pour ce qui
était à ses yeux l'occupation des territoires palestiniens en Judée-Samarie et à Gaza.
Avant de disparaître il y a quatorze ans ce mois-ci à l'âge de 91 ans, Leibowitz était l'intellectuel le plus controversé du pays.
La fureur qu'il avait suscitée en son temps était bien plus forte que celle dirigée contre Avraham Burg et son récent ouvrage Vaincre Hitler (Fayard). Burg, influencé par Leibowitz, fustige
l'Israël moderne et réclame que la nation abolisse son identité d'Etat juif.
Kook et Leibowitz s'opposaient l'un l'autre sur la nature de la relation entre l'Etat sioniste et le judaïsme.
Mais peut-être qu'en fin de compte les deux hommes abordaient la question sous un mauvais angle. Le sionisme est autant une conséquence du judaïsme qu'une coupure décisive avec la tradition
juive.
Les premiers sionistes, dont la plupart s'étaient éloignés des valeurs religieuses, ont laïcisé et nationalisé les dogmes clés du judaïsme et les fêtes du calendrier juif. S'ils ont adopté
des concepts comme la rédemption messianique et le rassemblement des exilés, ils ont opéré une nette coupure avec la tradition, en plaçant le Juif, plutôt que Dieu, au centre d'une idéologie
politique moderne.
Le sionisme laïc a une grande dette envers le judaïsme et l'histoire de la religion juive de diaspora qui date de 2 000 ans. Sans l'idée théologique de la centralité de Jérusalem dans la
vision juive du monde, les sionistes n'auraient pas de doctrine sur laquelle fonder leur idéologie.
S'il n'y avait pas d'aspiration au Messie et d'espoir de souveraineté juive sur la terre, le sionisme n'aurait jamais pu apparaître comme un mouvement de masse pour les Juifs.
Tel-Aviv, berceau de la laïcité
Tel-Aviv, première ville juive moderne en Israël, doit aussi beaucoup à Jérusalem, le centre de la religion juive
pendant tant de siècles.
Le judaïsme n'a pas seulement construit son identité sioniste sur un mouvement national vieux de 150 ans fondé sur des modèles européens, mais sur une tradition de plus de 3 000 ans, qui a su
préserver les Juifs pendant des millénaires.
Parallèlement, le judaïsme a prodigieusement profité de l'ascension du mouvement sioniste et de l'Etat. Bien qu'étant un pays fondé par des socialistes non religieux, Israël a stimulé un
judaïsme qui n'aurait pas pu se remettre du désastre de la Shoah sans l'apparition d'un Etat juif.
L'Etat moderne et démocratique d'Israël a fourni l'inspiration et la structure nécessaires au développement de la vie juive dans le monde entier. Israël est devenu central dans l'identité
juive.
Le sionisme n'est pas mort
Aujourd'hui, le défi pour les sionistes religieux n'est pas de construire un Troisième Temple mais d'appliquer la Halakha à
un Etat juif souverain. Le rêve sioniste, autrefois dédaigné par les Juifs orthodoxes et réformés, a ranimé la tradition juive. Il ne pourrait pas y avoir de Jérusalem pour inspirer la
religion juive sans une Tel-Aviv laïque, dans la mesure où le sionisme a renforcé le judaïsme.
Parler le langage extrême du rav Kook ou du professeur Leibowitz pourrait s'avérer dangereux et trompeur. Que l'Etat soit suprêmement saint ou qu'il ne revête pas de signification théologique
n'a aucune importance.
Nous devons dépasser la sphère de la théorie et explorer les voies dans lesquelles le sionisme laïque et la tradition juive ont besoin l'un de l'autre pour survivre et se développer.
Le sionisme et le judaïsme ne sont ni identiques, ni diamétralement opposés. Israël est une démocratie moderne pour laquelle le judaïsme devra toujours jouer un rôle central dans l'identité
sioniste.
Peut-être que les fondateurs socialistes de l'Etat croyaient que le judaïsme devrait un jour disparaître en tant qu'anomalie médiévale, mais ce n'est pas arrivé. Les rumeurs de la mort de la
religion juive - et du sionisme - sont prématurées.
L'Etat d'Israël doit chercher des moyens créatifs et constructifs de relier les visions du monde du sionisme laïque et du judaïsme. Il y aura toujours des tensions entre les deux, mais le
fait est que Jérusalem et Tel-Aviv ne peuvent pas exister l'une sans l'autre. Les Juifs du monde entier doivent trouver le moyen de construire des ponts entre la tradition ancienne et
l'idéologie politique moderne.
L'auteur est un conférencier en histoire juive à l'université Broward (Floride).